viernes, 5 de junio de 2020

LAS FÓRMULAS DEL SONETO (IV)


LAS FÓRMULAS DEL SONETO EN FRANCIA

Continuaremos en esta ocasión con las formas estructurales del soneto que se dieron en Francia durante el Siglo XIX.
Recuérdese que dichas estructuras deben circunscribirse sólo a la poesía gala, lo que implica que posiblemente cuenten con un precedente italiano o inglés.



ALFRED VICTOR DE VIGNY
(1797–1867)

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L'ESPRIT PARISIEN 
[1826]

Esprit parisien! Démon du Bas-Empire!
Vieux sophiste épuisé qui bois, toutes les nuits,
Comme un vin dont l’ivresse engourdit tes ennuis,
Les gloires du matin, la meilleure et la pire;
Froid niveleur, moulant, aussitôt qu’il expire,
Le plâtre d’un grand homme ou bien d’un assassin,
Leur mesurant le crâne, et, dans leur vaste sein,
Poussant jusques au coeur ta lèvre de vampire;
Tu ris! –Ce mois joyeux t’a jeté trois par trois
Les fronts guillotinés sur la place publique.
–Ce soir, fais le chrétien, dis bien haut que tu crois.
À genoux! Roi du mal, comme les autres rois!
Pour que la Charité, de son doigt angélique,
Sur ton front de damné fasse un signe de croix.



LOUIS CHARLES ALFRED DE MUSSET 
(1810–1857)

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SONNET AU LECTEUR
[1850]

Jusqu'à présent, lecteur, suivant l'antique usage, 
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre, cette fois, se ferme moins gaiement;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.
Tout s'en va, les plaisirs et les moeurs d'un autre âge;
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant,
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.
La politique, hélas! Voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire.
Etre rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.
Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.


AU LECTEUR DES DEUX PIÈCES QUI SUIVENT 
[Poésies 1828/1833]

Figure-toi, lecteur, que ton mauvais génie 
T'a fait prendre ce soir un billet d'Opéra.
Te voilà devenu parterre ou galerie,
Et tu ne sais pas trop ce qu'on te chantera.
Il se peut qu'on t'amuse, il se peut qu'on t'ennuie;
Il se peut que l'on pleure, à moins que l'on ne rie;
Et le terme moyen, c'est que l'on bâillera.
Qu'importe? C'est la mode, et le temps passera.
Mon livre, ami lecteur, t'offre une chance égale.
Il te coûte à peu près ce que coûte une stalle;
Ouvre-le sans colère, et lis-le d'un bon oeil.
Qu'il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune;
Un spectacle ennuyeux est chose assez commune,
Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil.


SONNET 
[1838]

Béatrix Donato fut le doux nom de celle   
Dont la forme terrestre eut ce divin contour.
Dans sa blanche poitrine était un coeur fidèle,
Et dans son corps sans tache un esprit sans détour. 
Le fils du Titien, pour la rendre immortelle,
Fit ce portrait, témoin d'un mutuel amour;
Puis il cessa de peindre à compter de ce jour,
Ne voulant de sa main illustrer d'autre qu'elle. 
Passant, qui que tu sois, si ton coeur sait aimer,
Regarde ma maîtresse avant de me blâmer,
Et dis si, par hasard, la tienne est aussi belle. 
Vois donc combien c'est peu que la gloire ici bas,
Puisque tout beau qu'il est, ce portrait ne vaut pas
(Crois-m'en sur ma parole) un baiser du modèle. 


LE FILS DU TITIEN 
[1838]

Lorsque j'ai lu Pétrarque, étant encore enfant,  
J'ai souhaité d'avoir quelque gloire en partage.
Il aimait en poète et chantait en amant;
De la langue des dieux lui seul sut faire usage. 
Lui seul eut le secret de saisir au passage
Les battements du coeur qui durent un moment,
Et, riche d'un sourire, il en gravait l'image
Du bout d'un stylet d'or sur un pur diamant. 
Ô vous qui m'adressez une parole amie,
Qui l'écriviez hier et l'oublierez demain,
Souvenez-vous de moi qui vous en remercie. 
J'ai le coeur de Pétrarque et n'ai point son génie;
Je ne puis ici-bas que donner en chemin
Ma main à qui m'appelle, à qui m'aime ma vie. 


A. M. RÉGNIER DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE APRÈS 
LA MORT DE SA FILLE
[Poésies 1833/1852]

Quel est donc ce chagrin auquel je m'intéresse?  
Nous nous étions connus par l'esprit seulement;
Nous n'avions fait que rire, et causé qu'un moment,
Quand sa vivacité coudoya ma paresse. 
Puis j'allais par hasard au théâtre, en fumant,
Lorsque du maître à tous la vieille hardiesse,
De sa verve caustique aiguisant la finesse,
En Pancrace ou Scapin le transformait gaiement. 
Pourquoi donc, de quel droit, le connaissant à peine,
Est-ce que je m'arrête et ne puis faire un pas,
Apprenant que sa fille est morte dans ses bras? 
Je ne sais. –Dieu le sait! Dans la pauvre âme humaine
La meilleure pensée est toujours incertaine,
Mais une larme coule et ne se trompe pas.


A MADAME N. MENESSIER
Qui avait mis en musique des paroles de l'auteur
[Poésies 1828/1833]

Madame, il est heureux, celui dont la pensée   
(Qu'elle fût de plaisir, de douleur ou d'amour)
A pu servir de soeur à la vôtre un seul jour.
Son âme dans votre âme un instant est passée;
Le rêve de son coeur un soir s'est arrêté,
Ainsi qu'un pèlerin, sur le seuil enchanté
Du merveilleux palais tout peuplé de féeries
Où dans leurs voiles blancs dorment vos rêveries.
Qu'importe que bientôt, pour un autre oublié,
De vos lèvres de pourpre il se soit envolé
Comme l'oiseau léger s'envole après l'orage?
Lorsqu'il a repassé le seuil mystérieux,
Vos lèvres l'ont doré, dans leur divin langage,
D'un sourire mélodieux.



THÉOPHILE GAUTIER
(1811–1872)

ABABABABCDDCEE


SONNET II
[1830]

Ne vous détournez pas, car ce n'est point d'amour
Que je veux vous parler; que le passé, madame,
Soit pour nous comme un songe envolé sans retour,
Oubliez une erreur que moi-même je blâme.
Mais vous êtes si belle, et sous le fin contour
De vos sourcils arqués luit un regard de flamme
Si perçant, qu'on ne peut vous avoir vue un jour
Sans porter à jamais votre image en son âme.
Moi, mes traits soucieux sont couverts de pâleur;
Car, dès mes premiers ans souffrant et solitaire,
Dans mon coeur je nourris une pensée austère,
Et mon front avant l'âge a perdu cette fleur
Qui s'entr'ouvre vermeille au printemps de la vie,
Et qui ne revient plus alors qu'elle est ravie.



S. EMMA MAHUL DES COMTES DEJEAN
(¿–?)

Sonnets de Pétrarque_1847
Segunda Edición_1869

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ABBABAABCDCCDD
ABBABAABCDCDEE
ABBABAABCDDCDC


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ABABABABCDCDCC
ABABABABCDDDCD
ABBAABBACDCDCC



SAINTES PENSÉES

O temps, ô ciel mobile, ô jours plus prompts à fuir
Que les vents, que des traits qu’on ne peut retenir!
Des aveugles mortels dans une longue enfance
Vous abusez l’espoir: j’en ai l’expérience.
Pourquoi vous accusser? C’est moi qu’il faut punir!
Mon aile s’élevait par un noble désir,
Mes yeux voyaient le ciel, et saisi de démence
J’ai couru vers ma perte, ô honte! Ô pénitence!
De chercher le repos, c’est l’heure désormais,
Et même elle est passée, et d’invoquer la paix:
Dirige-toi, mon coeur, vers le meilleur asile.
Je ne crains plus ton joug, Amour, et tu le sais;
Mais afin de guérir les maux que tu m’as faits,
Je rapprends la vertu, science difficile!


LAURE LUI APPARAIT A VAUCLUSE ET LE CONSOLE

La plainte des oiseaux, le feuillage agité,
Qui cède mollement au soufflé de l’été;
Le murmure inégal de l’onde qui soupire
S’entend des bords fleuris où la douleur m’attire.
Là j’écris tout pensif ce que l’amour m’inspire.
Je la vois, je l’entends, vivante elle respire,
Et répond aux élans de mon coeur attristé,
Celle don’t ici-bas j’entrevis la beauté.
«Pourquoi t’abandonner au chagrin qui t’abreuve?
«Pourquoi répandre ainsi les larmes comme un fleuve
«De tes yeux fatigués? Dit-elle avec amour;
«Ne pleure plus sur moi, puisque mes jours se firent
«En mourant éternels, et qu’à l’éternel jour,
«Quand on les crut fermés, là-haut mes yeux s’ouvrirent!»


IL SOUHAITE DE MOURIR AVANT SA DAME 

Zéphyr émeut d’un doux soupir
Les blonds cheveux, le vert feuillage;
Les âmes alors de plaisir
Hors de leurs corps vont en voyage.
Blanche rose! Un Buisson sauvage
Au siècle heureux a su t’offrir:
Qu’avant la gloire de notre âge,
Jupiter, je puisse finir!
Je ne saurais voir la nature,
Sans son soleil, sans sa parure,
Ni du peuple le dueil affreux;
Sans leur clarté sentir mes yeux,
Mes oreilles sans sa voix pure,
Mes pensers sans leur nourriture.


LE SAMEDI-SAINT

Son visage m’est doux à travers le trépas
Et ses traits à la Mort ont prêté des appas;
M’est-il donc pour mourir besoin d’une autre escorte?
D’Elle j’appris le bien, c’est elle qui m’exhorte!
Celui qui tout son sang ne nous épargna pas
Et qui pour les aïeux au seul bruit de ses pas
Fit tomber des enfers l’infranschissable porte
Veut aussi que sa mort m’aide et me réconforte.
Viens donc, ô Mort, viens donc; c’est le temps désormais!
Je bénis ta venue, et tu m’as oublié
Ce jour-là que ma Dame a quitté cette vie:
Non, depuis cet instant je ne vécus jamais;
Au but comme en chemin je lui restai lié
Car j’avais ma journée avec piés fournie!



GÉRARD DE NERVAL
(1808–1855)

Les chimères_1854

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ARTÉMIS

La Treizième revient... C'est encor la première;
Et c'est toujours la seule, –ou c'est le seul moment;
Car es-tu reine, ô toi! La première ou dernière?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?...
Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;
Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement:
C'est la mort –ou la morte ...O délice! Ô tourment!
La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière.
Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au coeur violet, fleur de sainte Gudule:
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux?
Roses blanches, tombez! Vous insultez nos dieux,
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle:
– La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux!




CHARLES BAUDELAIRE
(1821–1867)

Les Fleurs du Mal_1857/1861
Tercera Edición_1868


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ABBACDDCEEFFGG  

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LE REVENANT

Comme les anges à l'oeil fauve,  
Je reviendrai dans ton alcôve
Et vers toi glisserai sans bruit
Avec les ombres de la nuit;
Et je te donnerai, ma brune,
Des baisers froids comme la lune
Et des caresses de serpent
Autour d'une fosse rampant.
Quand viendra le matin livide,
Tu trouveras ma place vide,
Où jusqu'au soir il fera froid.
Comme d'autres par la tendresse,
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l'effroi.


LE CHAT

Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux;  
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d'agate.
Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s'enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,
Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,
Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum,
Nagent autour de son corps brun.


SONNET D’AUTOMNE

Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal:  
 »Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite?« 
– Sois charmante et tais-toi! Mon coeur, que tout irrite,
Excepté la candeur de l’antique animal,
Ne veut pas te montrer son secret infernal,
Berceuse dont la main aux longs sommeils m’invite,
Ni sa noire légende avec la flamme écrite.
Je hais la passion et l’esprit me fait mal!
Aimons-nous doucement. L’Amour dans sa guérite,
Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.
Je connais les engins de son vieil arsenal:
Crime, horreur et folie! –Ô pâle marguerite!
Comme moi n’es-tu pas un soleil automnal,
Ô ma si blanche, ô ma si froide Marguerite?


ALCHIMIE DE LA DOULEUR

L'un t'éclaire avec son ardeur,  
L'autre en toi met son deuil, Nature!
Ce qui dit à l'un: Sépulture!
Dit à l'autre: Vie et splendeur!
Hermès inconnu qui m'assistes
Et qui toujours m'intimidas,
Tu me rends l'égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes;
Par toi je change l'or en fer
Et le paradis en enfer;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.


DE PROFUNDIS CLAMAVI

J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,  
Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé.
C'est un univers morne à l'horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
Et les six autres mois la nuit couvre la terre;
C'est un pays plus nu que la terre polaire;
–Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
Tant l'écheveau du temps lentement se dévide!


SUR LES DÉBUTS D’AMINA BOSCHETTI AU  THÉÂTRE 
DE LA MONNAIE, À BRUXELLES

Amina bondit, –fuit, –puis voltige et sourit;  
Le Welche dit: "Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit;
Je ne connais, en fait de nymphes bocagères,
Que celles de Montagne-aux-Herbes-Potagères."
Du bout de son pied fin et de son oeil qui rit,
Amina verse à flots le délire et l'esprit;
Le Welche dit: "Fuyez, délices mensongères!
Mon épouse n'a pas ces allures légères."
Vous ignorez, sylphide au jarret triomphant,
Qui voulez enseigner la walse à l'éléphant,
Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne,
Que sur la grâce en feu le Welche dit: "Haro!"
Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne,
Le monstre répondrait: "J'aime mieux le faro!"



ALPHONSE DAUDET
(1840–1897)

Les Amoureuses_1858

ABBABABACCDEDE


L'OISEAU BLEU

J'ai dans mon coeur un oiseau bleu,
Une charmante créature,
Si mignonne que sa ceinture
N'a pas l'épaisseur d'un cheveu
Il lui faut du sang pour pâture.
Bien longtemps, je me fis un jeu
De lui donner sa nourriture:
Les petits oiseaux mangent peu.
Mais, sans en rien laisser paraître,
Dans mon coeur il a fait, le traître,
Un trou large comme la main,
Et son bec, fin comme une lame,
En continuant son chemin,
M'est entré jusqu'au fond de l'âme! 



JOSEPH POULENC
(¿–?)

Rimes de Pétrarque_1865
Segunda Edición_1877


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ABBAABABCCDDEE   
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ABABBAABCCDDEE   
ABABBAABCDDCEE   


SONNET CCVI      
[1865]

O coeur rude et sauvage! Ô rigide nature!
Sous un humble visage et divin de douceur,
Si de votre rigueur l’épreuve longtemps dure,
Ma dépouille será de chévite valeur;
Car, toud autant le jour que dans la nuit obscure,
Et quand naît et meurt l’herbe, et la feuille, et la fleur,
A toute heure je pleure. Hélas! Mon pauvre Coeur
Tant de mal par l’Amour et par Madonne endure!
D’espérance je vis, ne cessant de penser
Qu’un petit filet d’eau, dans sa course incesante,
Peut marbles et rochers avec le temps user;
Qu’il n’est de coeur si dur qui parfois ne ressente
Des prières l’effet, des pleurs ou de l’amour,
Ni de vouloir si froid qui ne s’échauffe un jour.


SONNET CXXXV     
[1865]

Quand Alexandre vint à la fameuse tombe
De l’intrépide Achille, en soupirant il dit:
Es-tu donc fortuné, qu’un si célèbre esprit
Te chanta, d’où sur toi si grand lustre retombe!
Pourquoi donc de chanter cette blanche colombe,
Dont l’égale en ce monde aucun siècle ne vit,
A mon faible talentla rude tâche incombe?
Ainsi chacun d’avance a son destin écrit.
Quand si digne elle était par le talent d’Homère,
D’Orphée, ou du pasteur qu’à Mantoue on revere,
D’être si bien chantée et seule constamment;
Les Cieux, mal inspirés dans leur aveuglement,
En ont chargé celui qui de son nom raffole,
Qui peut- être lui nuit par sa faible parole.


SONNET CXLVI      
[1865]

L’air qui meut au soleil l’or de ses beaux cheveux,
Que l’Amour de sa main file avec élégance,
Tient là mon coeur lié, mine mon existence
Par ces blonds cheveux même et par les deux beaux yeux.
La moelle dans mes os et mon sang en tous lieux
Je ressens frissonner, sitôt que je m’avance
Vers celle qui ma mort et ma vie en balance
Bien fréquemment supend, et les tient toutes deux;
Quand je vois de ses yeux les flames qui me grillent,
Les éclairs des beaux yeux qui me tiennent captif,
Qui sur l’épaule droite ou sur la gauche brillent.
Le peindre je ne sais; car par l’éclat si vif
De deux astres pareils, vient mon intelligence
Éblouie, et succombe à tant de jouissance.


SONNET CXCVI
[1877] 

J’écoute et je ne vois nul message arriver
De ma douce ennemie, auteur de mon martyre;
Je crains, mais l’espérance ose encor m’aviver,
Et je ne sais vraiment que penser ou que dire.
Si la beauté trop grande on a vu parfois nuire,
Une plus belle qu’elle on ne saurait trouver.
Dieu veut de tant d’éclat peut- être nous priver
Pour qu’on la voie au ciel comme une étoile luiré;
Je dis comme un soleil: si tel est son destin,
Ma vie et ma paix breve et mon trop long chagrín
Voient leur fin s’approcher. O maudite distance!
Pourquoi me tiens-tu loin de ma douce souffrance?
De mon bien court roman je touche aux derniers jours.
Mon existence cesse au milieu de son cours.


SONNET CXIV
[1877]

Alors que son pied blanc fait chastement mouvoir
Ses pas doux et legers sur la verte prairie,
Sa plante me paraît posséder ce pouvoir
Qui fait germer les fleurs dans sa périphérie.
L’Amour qui seulement aux coeurs gallants s’allie,
Et qui n’essaye ailleurs sa force et son savoir,
Un si brûlant plaisir fait des beaux yeux pleuvoir
Que je n’aime plus rienet n’ai plus d’autre envie.
Avec sa marche aussi sont en parfait accord
Son langage enchanteur, et son regard suave,
Et son humble maintien, aussi charmant que grave.
De ces quatre foyers, qui seuls ne sont encor,
Je reçois et ma vie et ma flame cruelle,
Comme un hibou je crains l’éclat de sa prunelle.



PAUL VERLAINE
(1844–1896)

Poèmes Saturniens_1866
Invectives_1896

AAAABBBBCCDEDE

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NEVERMORE 

Souvenir, souvenir, que me veux-tu? L'automne
Faisait voler la grive à travers l'air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone 
Sur le bois jaunissant où la bise détone. 
Nous étions seul à seule et marchions en rêvant, 
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent 
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant: 
«Quel fut ton plus beau jour!» Fit sa voix d'or vivant 
Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique. 
Un sourire discret lui donna la réplique, 
Et je baisai sa main blanche, dévotement. 
–Ah! Les premières fleurs qu'elles sont parfumées 
Et qu'il bruit avec un murmure charmant 
Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées! 


PUERO DEBETUR REVERENTIA

Moi si j’avais vingt fils, ils auraient vingt chevaux!
[Émile Deschamps]

Moi, si J’avais vingt fils, ils auraient vingt chevaux
Et fuiraient au galop le Pédant et l’École,
Infâmes pour lesquels cette gueuse raccole
En ce pays conquis tous les petits cerveaux.
La Truande! Qui veut pour ses sales travaux,
Blasphème, puis péché, séduire, comme on vole,
L’enfant, le mien, le vôtre, ô la sinistre folle!
L’enfant, tout votre orgueil et tout ce que je vaux!
Et si j’avais cent fils, ils auraient cent chevaux
Pour vite déserter le Sergent et l’Armée
Que ces brigands nous ont créée, et ces drapeaux
Les faquins! Qui mettraient la France, notre aimée,
Aux moins du plus offrant, après en avoir fait
La chose impure, faible et sale que l’on sait.



GABRIEL MARC
(1840–1931)

Soleils d’Octobre_1869

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A UNE CURIEUSE

Vous vous demandez, belle mécontente,
Ce que je deviens si loin de Paris,
Pourquoi, sans raison, ma muse inconstante
Ne fréquente plus tant de lieux chéris.
Je vous répondrai, contre votre attente,
Que d'une beauté je suis fort épris,
Et pour mieux livrer le coeur qu'elle a pris,
Près d'elle à jamais j'ai fixé ma tente.
A l'ombre des bois ma muse est contente
La gloire ni l'or, plus rien ne me tente,
Et de vos plaisirs bruyants je me ris.
Mais je vois d'ici vos regards surpris
Me dire: Quelle est votre heureuse amante?
C'est ma belle Auvergne et ses bois fleuris.



ARMAND SILVESTRE
(1837–1901)

Les Renaissances_1870

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RESPECT
 
Tu me tendais ta bouche et j’ai baisé ton front, 
Et ta fierté, surprise à cet accueil farouche,
N’a pas su démêler le respect de l’affront,
Et tu m’offres ton front quand je cherche ta bouche.
Ce que j’aurai souffert, d’autres te le diront:
Pour sauver le seul bien dont le souci me touche,
Sur mon coeur, où longtemps des regrets saigneront,
D’un amour fraternel j’aurai greffé la souche.
Je ne connaîtrai pas l’intime volupté
De boire les parfums de ton corps enchanté,
Fleuve lacté qui fait les blancheurs de ta couche.
De l’honneur que j’ai mis plus haut que le désir,
Je porterai le faix, quand j’en devrais mourir...
Mais une fois pourtant je veux baiser ta bouche!


AGAR

Hermione, Camille, Agrippine, Emilie,   
Évoquant, dans la nuit, ses héroïques soeurs,
Sous leurs masques divins, savamment elle allie
D’étranges cruautés à d’étranges douceurs.
Comme un cygne blessé par de lointains chasseurs,
Quelque flèche des cieux à jamais l'a pâlie,
Et c’est au «soleil noir de la Mélancolie»
Que ses yeux fiers ont pris des rayons obsesseurs.
Ceux même qui criaient, Rachel étant perdue:
Tout est mort 1 dans sa gloire au tombeau descendue,
La Vestale a brisé sa lampe sur le seuil!
Ont senti quelque espoir refleurir sur leur deuil,
Quand Agar nous rendit, sous leurs traits ennoblie,
Hermione, Camille, Agrippine, Emilie.


DÉJANIRE
 
L’aurore, de mille rougeurs  
Flagelle les bords de la nue;
Sélène, honteuse d’être nue,
Fuit derrière les bois songeurs.
Le choeur des Centaures vengeurs
Explore la rive inconnue
D’où la vierge, chère aux nageurs,
N’est pas encore revenue.
Sur le roc, une flèche au coeur,
Leur morne compagnon se couche
Et la mort clôt son oeil farouche:
Durant qu’avec un ris moqueur,
Déjanire pose sa bouche
Sur la bouche de son vainqueur.


MORITURI TE SALUTANT

Ô toi qui me vainquis à la course rapide, 
Rivale de Diane, Atalante au pied blanc,
Je reste ton vainqueur sous le couteau sanglant;
Car ma honte à la Mort porte un coeur intrépide.
Car les dieux ont voulu qu’il naquit de mon sang
L’or cruel du laurier qu’attend ton front limpide,
Et la pourpre qui sur ton épaule descend
Se teint au flanc vermeil qu’ouvre ta main avide.
Qu’Hippomène triomphe et de ton front dompté
Fasse neiger les fleurs de ta virginité.
Mais le mal d’oublier aux vivants est possible,
Vaincu par toi, la Mort va me faire invincible,
Et le fer va clouer mon amour à mon flanc,
Rivale de Diane, Atalante au pied blanc!



PAUL ARÈNE
(1843–1896)

Le Parnassiculet Contemporain_1872

ABBAABABCDDCEE


PANTHÉISME

C’est le Milieu, la Fin et le Commencement,
Trois et pourtant Zéro, Néant et pourtant Nombre,
Obscur puisqu’il est clair et clair puisqu’il est sombre,
C’est Lui la Certitude et Lui l’Effarement.
Il nous dit Oui toujours, puis toujours se dément.
Oh! qui dévoilera quel fil de Lune et d’Ombre
Unit la fange noire et le bleu firmament,
Et tout ce qui va naître avec tout ce qui sombre?
Car Tout est tout! Là-haut, dans l’Océan du Ciel,
Nagent parmi les flots d’or rouge et les désastres
Ces poissons phosphoreux que l’on nomme des Astres,
Pendant que dans le Ciel de la Mer, plus réel,
Plus palpable, ô Proteus! Mais plus couvert de voiles,
Le vague Zoophyte a des formes d’étoiles.



TRISTAN CORBIÈRE
(1845–1875)

Les Amours Jaunes_1873


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FLEUR D'ART 

Oui – Quel art jaloux dans Ta fine histoire! 
Quels bibelots chers!– Un bout de sonnet, 
Un coeur gravé dans ta manière noire, 
Des traits de cana à coups de stylet–. 
Tout fier mon coeur porte à la boutonnière 
Que tu lui taillas, un petit bouquet 
D'immortelle rouge –Encor ta manière– 
C'est du sang en fleur. Souvenir coquet. 
Allons, pas de pleurs à notre mémoire! 
– C'est la mâle-mort de l'amour ici – 
Foin du myosotis, vieux sachet d'armoire! 
Double femme, va! Qu'un âne te braie! 
Si tu n'étais fausse, eh serais-tu vraie? 
L'amour est un duel: –Bien touché! Merci. 


J'aimais. –Oh, ça n'est plus de vente! 
Même il faut payer: dans le tas, 
Pioche la femme! –Mon amante 
M'avait dit: «Je n'oublîrai pas.» 
J'avais une amante là-bas 
Et son ombre pâle me hante 
Parmi des senteurs de lilas. 
Peut-être Elle pleure. –Eh bien: chante, 
Pour toi tout seul, ta nostalgie, 
Tes nuits blanches sans bougie. 
Tristes vers, tristes au matin! 
Mais ici: fouette-toi d'orgie! 
Charge ta paupière rougie, 
Et sors ton grand air de catin!



THOMAS PAUL PHILIBERT LE DUC
(1815–1884)

Haltes dans les Bois_1874
Les Sonnets de Pétrarque_1877

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LA PAUVRE FILLE
[1836]

Vous la verrez toujours assise à la meme heure
Près des vitres de sa demeure.
Elle a sur un cou blanc de longs cheveux flottants,
Des yeux grands et noirs, et vingt ans.
Mais elle est triste. A peine un doux sourire effleure
Sa lévre, et je crois qu’elle pleure;
Car elle est sans fortune, et craint dans peu de temps
D’être orpheline à son printemps.
Pauvre fille! Elle a bien sa part de peine amère:
Elle coud tout le jour à côté de sa mère,
En courbant son front languissant.
Et seulement le soir, quand l’ombre s’est accrue,
Elle quitte l’ouvrage, et du seuil dans la rue
S’amuse à voir quelque passant.


SONNET CLXXV

De l’Ebre jusqu’au Gange et du nord au midi,
Quand on pénétrerait dans tout lieu solitaire,
On ne saurait, fût-on explorateur hardi,
Trouver plus d’un phénix au ciel et sur la terre.
Laure est unique aussi; mais sa rigueur m’atterre.
Ma bonne étoile n’a qu’un instant resplendi;
La pitié dont j’attends le baume salutaire
Est plus sourde pour moi que l’aspic engourdi.
Ce n’est pas que j’aspire à l’ivresse complète;
Non! Dans le role obscure de l’humble violette,
Dans la douceur d’aimer consistent tous mes voeux.
Et cette douceur même encore est-elle amère:
Laure traite mes pleurs de mensonge et chimère,
Sans voir qu’avant le temps blanchissent mes cheveux.


SONNET CLXXXIX

Comme autour de Phébé sont les perles des cieux,
Près de Laure j’ai vu douze dames groupées.
Sur les vagues du fleuve en cadence frappées
Voguait tranquillement leur esquif gracieux.
Des guirlandes l’ornaient de tours capricieux,
Les barques par Jason et Páris équipées,
Que célèbrent les vers des grandes épopées,
Portaient moins fièrement leurs trésors précieux.
Un char les ramena triumphant et splendide;
Au milieu d’elles Laure avec son air candide
Chantait de sa voix douce un chant mélodieux.
C’etait un beau spectacle, à faire envie aux dieux!
Mieux m’eût valu guider cette troupe d’élite
Que d’être Automédon et conduire Hippolyte!


SONNET CXLVIII

Sous l’arbre toujours vert, don’t le feuillage lisse
Me plait quoique funeste à mes yeux amoureux,
Amour tendit sur l’herbe un filet dangereux
Fait de perles et d’or et tissue de malice.
L’amorce fut ce grain amer et doux qu’il glisse
Dans les coeurs pour cuellir des soupirs douloureux,
Et l’appeau cette voix don’t les accents heureux
Sont de tous les amants ouïs avec délice.
Et dans l’ombre un flambeau comme un soleil brillait,
Et du charmant réseau la corde s’enroulait
Autour de doigts plus blancs que l’ivoire et la neige.
Tout naturellement je tombai dans le piège,
Et là m’ont retenu les propos gracieux,
Le désir, et l’espoir qui nous ouvre les cieux.



LOUIS MENARD
(1822–1901)

Rêveries d’un Païen Mystique_1876

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CIRCÉ

Douce comme un rayon de lune, un son de lyre,  
Pour dompter les plus forts, elle n'a qu'à sourire.
Les magiques lueurs de ses yeux caressants
Versent l'ardente extase à tout ce qui respire.
Les grands ours, les lions fauves et rugissants
Lèchent ses pieds d'ivoire; un nuage d'encens
L'enveloppe; elle chante, elle enchaîne, elle attire,
La Volupté sinistre, aux philtres tout-puissants.
Sous le joug du désir, elle traîne à sa suite
L'innombrable troupeau des êtres, les charmant
Par son regard de vierge et sa bouche qui ment,
Tranquille, irrésistible. Ah! Maudite, maudite!
Puisque tu changes l'homme en bête, au moins endors
Dans nos cours pleins de toi la honte et le remords.


LE SOIR
 
Plus fraîche qu'un parfum d'avril après l'hiver,  
L'espérance bénie arrive et nous enlace,
La menteuse éternelle, avec son rire clair
Et ses folles chansons qui s'égrènent dans l'air.
Mais comme on voit, la nuit, sous le flot noir qui passe
Glisser les pâles feux des étoiles de mer,
Tous nos rêves ailés, dans le lugubre espace
Disparaissent, à l'heure où l'espérance est lasse.
En vain on les rappelle, on tend les bras vers eux;
Les fantômes chéris s'en vont, silencieux,
Par le chemin perdu des paradis qu'on pleure:
Ah! Mon ciel était là, je m'en suis aperçu
Trop tard, l'ange est parti, j'ai laissé passer l'heure,
Et maintenant tout est fini: si j'avais su!


LA SIRÈNE 
 
La vie appelle à soi la foule haletante  
Des germes animés; sous le clair firmament
Ils se pressent, et tous boivent avidement
À la coupe magique où le désir fermente.
Ils savent que l'ivresse est courte; à tout moment
Retentissent des cris d'horreur et d'épouvante,
Mais la molle sirène, à la voix caressante,
Les attire comme un irrésistible aimant.
Puisqu'ils ont soif de vivre, ils ont leur raison d'être:
Qu'ils se baignent, joyeux, dans le rayon vermeil
Que leur dispense à tous l'impartial soleil;
Mais moi, je ne sais pas pourquoi j'ai voulu naître;
J'ai mal fait, je me suis trompé, je devrais bien
M'en aller de ce monde où je n'espère rien.



JULES LAFORGUE
(1860–1887) 

Le Sanglot de la Terre_1878/83

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LES APRÈS-MIDI D'AUTOMME

Oh! Les après-midi solitaires d'automne! 
II neige à tout jamais. On tousse. On n'a personne. 
Un piano voisin joue un air monotone; 
Et, songeant au passé béni, triste, on tisonne. 
Comme la vie est triste! Et triste aussi mon sort. 
Seul, sans amour, sans gloire! Et la peur de la mort! 
Et la peur de la vie, aussi! Suis-je assez fort? 
Je voudrais être enfant, avoir ma mère encor. 
Oui, celle dont on est le pauvre aimé, l'idole, 
Celle qui, toujours prête, ici-bas nous console!... 
Maman! Maman! Oh! Comme à présent, loin de tous, 
Je mettrais follement mon front dans ses genoux, 
Et je resterais là, sans dire une parole, 
À pleurer jusqu'au soir, tant ce serait trop doux. 


LA PREMIÈRE NUIT

Voici venir le soir doux au vieillard lubrique.
Mon chat Mürr, accroupi comme un sphinx héraldique,
Contemple inquiet de sa prunelle fantastique
Monter à l'horizon la lune chlorotique.
C'est l'heure où l'enfant prie, où Paris-Lupanar
Jette sur le pavé de chaque boulevard
Les filles aux seins froids qui sous le gaz blafard
Vaguent flairant de l’oeil un mâle de hasard.
Moi, près de mon chat Mürr, je rêve à ma fenêtre.
Je songe aux enfants qui partout viennent de naître,
Je songe à tous les morts enterrés d'aujourd'hui.
Et je me figure être au fond du cimetière
Et me mets à la place en entrant dans leur bière
De ceux qui vont passer là leur première nuit.


EPILOGUE

Pourtant, pourtant! S'il y avait quelqu'un, là-bas! 
Un témoin, dans le spleen de l'infini silence! 
Il est, il sait, il voit! –Oh! Qu'est-ce alors qu'il pense? 
Et d'où vient-il? D'où? D'où? Mais non, n'y rêvons pas! 
Il est! n'est-ce pas tout? –Puis, pourquoi serait-elle, 
Cette vie, au chaos plutôt qu'à l'idéal? 
Et le ciel est si calme. Oh! Ne voir dans le mal, 
Qu'un infime ressort de la gloire éternelle. 
Oh! ne plus se raidir! Savoir que quand tout dort 
Quelqu'un veille du fond de l'Eternité noire; 
Oublier le Progrès, le vrai, le beau, l'histoire. 
Plus de spleens, de désirs furieux, de remord, 
Rien; croupir dans l'amour, en attendant la mort! 
Comme ce serait bon!–Ah! Qui me fera croire! 



CHARLES CROS
(1842–1888)

Le Coffret de Santal_1879
Collier de Griffes_1908 (Póstumo)


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SONNET MADRIGAL

J'ai voulu des jardins pleins de roses fleuries,  
J'ai rêvé de l'Eden aux vivantes féeries, 
De lacs bleus, d'horizons aux tons de pierreries; 
Mais je ne veux plus rien; il suffit que tu ries. 
Car, roses et muguets, tes lèvres et tes dents 
Plus que l'Eden, sont but de désirs imprudents, 
Et tes yeux sont des lacs de saphirs, et dedans 
S'ouvrent des horizons sans fin, des cieux ardents. 
Corps musqués sous la gaze où l'or lamé s'étale, 
Nefs, haschisch... J'ai rêvé l'ivresse orientale, 
Et mon rêve s'incarne en ta beauté fatale. 
Car, plus encor qu'en mes plus fantastiques voeux, 
J'ai trouvé de parfums dans l'or de tes cheveux, 
D'ivresse à m'entourer de tes beaux bras nerveux.


CUEILLETTE 

C'était un vrai petit voyou,  
Elle venait on ne sait d'où, 
Moi, je l'aimais comme une bête. 
Oh! La jeunesse, quelle fête. 
Un baiser derrière son cou 
La fit rire et me rendit fou. 
Sainfoin, bouton d'or, pâquerette, 
Surveillaient notre tête à tête. 
La clairière est comme un salon 
Tout doré; les jaunes abeilles 
Vont aux fleurs qui leur sont pareilles; 
Moi seul, féroce et noir frelon, 
Qui baise ses lèvres vermeilles, 
Je fais tache en ce fouillis blond. 


À ULYSSE ROCQ, PEINTRE 

Vent d'été, tu fais les femmes plus belles 
En corsage clair, que les seins rebelles 
Gonflent. Vent d'été, vent des fleurs, doux rêve 
Caresse un tissu qu'un beau sein soulève. 
Dans les bois, les champs, corolles, ombelles 
Entourent la femme; en haut, les querelles 
Des oiseaux, dont la romance est trop brève, 
Tombent dans l'air chaud. Un moment de trêve. 
Et l'épine rose a des odeurs vagues, 
La rose de mai tombe de sa tige, 
Tout frémit dans l'air, chant d'un doux vertige. 
Quittez votre robe et mettez des bagues; 
Et montrez vos seins, éternel prodige. 
Baisons-nous, avant que mon sang se fige. 



ARMAND RENAUD
(1836–1895)

Recueil Intime_1881

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SAULE PLEUREUR 

Pour sujet proféré, les poètes de Chine
Ont le saule pleureur se suspendant sur l’eau.
Ou dirait une vierge à taille souple et fine,
Que de ses longs cheveux courberait le fardeau.
Chaque fleur d’une étoile a la pâleur divine;
Chaque feuille au zephir tremble comme un oiseau;
Et la nappe immobile oh l’arbre se dessine,
A l’air d’un grand oeil triste oit se mire un tombeau.
Sous son ombre, vers l’heure où le soleil décline,
Quand d’obliques rayons dorent chaque rameau,
Celui qui vient songer, les bras sur la poitrine,
Sent fleurir dans son cceur quelque chose de beau
Et comprend votre culte, ô poètes de Chine,
Pour le saule pleureur se suspendant sur l’eau.



MAURICE ROLLINAT
(1846–1903) 

Les Névroses_1883
L’Abîme_1886
Paysages et Paysans_1899


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L’ANGE PÂLE

À la longue, je suis devenu bien morose:  
Mon rêve s’est éteint, mon rire s’est usé.
Amour et Gloire ont fui comme un parfum de rose;
Rien ne fascine plus mon coeur désabusé.
Il me reste pourtant un ange de chlorose,
Enfant pâle qui veille et cherche à m’apaiser;
Sorte de lys humain que la tristesse arrose
Et qui suspend son âme aux ailes du baiser.
Religieux fantôme aux charmes narcotiques!
Un fluide câlin sort de ses doigts mystiques;
Le rythme de son pas est plein de nonchaloir.
La pitié de son geste émeut ma solitude;
À toute heure, sa voix infiltreuse d’espoir
Chuchote un mot tranquille à mon inquiétude.


L'EGOЇSME

«La mort nous ayant mis dans sa barque à couvercle  
«Descendra notre oubli sur son fleuve sans fin;
«En attendant, la vie atroce nous encercle
«Avec son gain, son rut et sa soif et sa faim.
«Il vaut mieux être dans que par-dessus la fosse!
«Le survivant pâtit du coeur et de la main!
«Heureux les libérés de leur service humain!»
—Ainsi parle et conclut la société fausse.
Et cependant tout homme osant la vérité
Dirait que son remords est sa nécessité,
Qu’il lui faut le tourment des vices qui l’infestent.
Qu’il adhère à son mal, se noue à son ennui,
Et qu’il est bien cent fois trop enterré dans lui
Pour envier les morts et plaindre ceux qui restent.


LES AMANTS CHARBONNIERS

La femme? Une enfant presque, et le mari? Plus vieux.  
Mais, tous deux, courts, et roux de chevelures, d’yeux,
Présentant l’un de l’autre à peu près même image,
S’appareillaient. L’amour les rendait du même âge.
Ces charbonniers des bois, visage et mains noircis,
S’adoraient, travaillant, marchant, debout, assis,
Du regard, du sourire, échangeaient leur tendresse,
Et leur silence encore était une caresse.
Mais on m’apprend qu’ils sont «père et fill’! Non époux.»
Je me l’explique alors cet amour fauve et doux,
Cher tyran qui leur fait oublier tout le reste,
Double, en sa monstrueuse et simple énormité,
Du grand rut éternel aveugle de l’inceste
Et du plus pur instinct de notre humanité!


L’ÎLE VERTE

Des ruisseaux un déluge a fait de lourds torrents   
Qui roulent, pêle-mêle, écumeux, dévorant
L’étendue, au travers des landes, des pacages,
Et changeant en lacs fous les stagnants marécages.
Mais l’eau dort plate autour d’un grand tertre escarpé,
Tout hérissé de bois. Lent, le soir est tombé.
Dans l’air mort, où s’ébauche un soupçon de tonnerre,
Rôde, vitreux, magique, un jour de luminaire.
Et, lorsqu’au plus épais d’une torpeur d’extase
Un crapaud, goutte à goutte, épand son fin solo,
C’est du rêve de voir à cette unique phrase
Surgir une île verte en des profondeurs brunes,
Entre le blanc du ciel et le jaune de l’eau,
Sous le diamanté rose et bleu de la lune!


L'ARGENT

L’argent, notre plus vrai souci,  
Qui sur tous les autres s’incruste,
Doit souvent chuchoter ceci
Au coffre-fort de certain juste:
«Faut-il donc à l’austérité
Tant de sordide humilité,
Achats menus, calculs malingres,
Comme au vivotement des pingres?. . .
Puis le maître prend trop de soin
Pour m’extorquer à son besoin
Et m’interdire à son caprice.
De là ce problème tortu:
Est-il avare par vertu
Ou vertueux par avarice?»


LE COEUR BLASÉ

Chacun prend du péché la dose nécessaire 
Pour varier son sort hideusement égal:
La luxure contraste avec l’amour brutal,
Et mentir change un peu d’être toujours sincère.
Une tentation distrait notre misère,
Un vice nous dispute au dégoût radical:
On greffe la vertu sur l’opprobre natal
Et l’on reste un lépreux qui tient à son ulcère.
Le seul devoir, piteux régal!
À digérer ce mets frugal,
L’estomac du coeur se resserre.
Il faut à ce méchant viscère,
Qui trouve le Bien trop banal.
L’originalité du Mal.


L'IMPERDABLE

Egarer ton hideux toi-même,  
C’est le rêve que tu poursuis.
Mais dans quels tournants, dans quel puits,
Par quel tortueux stratagème?
Pas d’abnégation suprême
Qui puisse ôter l’homme de lui.
Tu creuseras l’amour d’autrui
Sans trouver la clef du problème.
La Mort? Mais si ton âme blême
Y repasse toutes ses nuits?
Clos tes poisons dans leurs étuis:
Tu pourrais retomber quand même
Au fond d’éternels aujourd’huis
Devant ton éternel toi-même.



EMILE VERHAEREN 
[1855–1916]

Les Flamandes_1883

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LE LAIT

Dans la cave très basse et très étroite, auprès
Du soupirail prenant le frais au Nord, les jarres
Laissaient se refroidir le lait en blanches mares,
Dans les ronges rondeurs de leur ventre de grès.
On eût dit, à les voir crêmer dans un coin sombre,
D'énormes nénuphars s'ouvrant par les flots lents,
Ou des mets protégés par des couvercles blancs
Qu'on réservait pour un repas d'anges, dans l'ombre.
Plus loin, les gros tonneaux étaient couchés par rangs,
Et les jambons suant leurs graisses et leurs sangs,
Et les boudins crevant leur peau, couleur de cierge,
Et les flancs bruns, avec du sucre autour des bords,
Engageaient aux fureurs de ventres et de corps. .
–Mais en face le lait restait froid, restait vierge.



GERMAIN NOUVEAU
(1851–1920)

Les poèmes d'Humilis et vers inédits_1872/1881
Les Sonnets du Liban_1884

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POURRIÈRES
[Entre 1872/1881]


VI

Et maintenant! Auprès de Charles Bovary,
De Léon et d’Emma, mais loin de Saint Antoine,
Dans cet enfer brûlant sur les lèvres du Moine,
Dont Il riait, ainsi que Homais en a ri,
(Homais qui ne voit pas plus loin que l’antimoine)
Le voilà, c’est probable! Odieux au mari,
A Rodolphe qui fut vain de son patrimoine,
Appelant Salammbô d’un inutile cri.
Il voit, n’ayant écrit qu’une calembredaine,
A présent, qu’avant tout la Bêtise est mondaine,
Et que bête il le fut, puisqu’il fut vicieux.
Et quel mal il fait! Car, sous de paisibles cieux,
D’autres Emmas, lisant ses sales aventures,
Rêvent toujours à Toi, Paris plein de voitures!


SMALA
[1884]

Le soleil verse aux toits des chambres mal fermées
Ses urnes enflammées;
En attendant le kief, toutes sont là, pâmées,
Sur les divans brodés de chimères armées;

Annès, Nazlès, Assims, Bourbaras, Zalimées,
En lin blanc, la prunelle et la joue allumées
Par le fard, parfumées,
Tirant des narghilés de légères fumées,

Ou buvant, ranimées,
Les ongles teints, les doigts illustrés de camées,
Dans les dés d’argent fin des liqueurs renommées.

Sur les coussins vêtus d’étoffes imprimées,
Dans des poses d’almées,
Voluptueusement fument les bien-aimées.



HENRI DE RÉGNIER  
(1864-1936)

Premiers Poèmes_1899

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SONNET III
[Sites, 1887]

Choisis! La nuit s'achève et sur la Mer qui bêle 
Comme un troupeau pressé qu'on pousse dans les brumes 
Couchée en la toison éparse des écumes 
Peut-être verras-tu venir Vénus la Belle! 
Elle est le rêve préféré de ceux qui vont 
Promener par la nuit leur désir qu'a tenté 
L'espoir de voir surgir le divin corps vanté, 
Blanc comme l'aube blanche éclose au ciel profond; 
Toi qui dédaignes tout trivial simulacre 
De celle qui descend de sa conque de nacre 
Parfois mettre un baiser sur les fronts qu'elle sacre, 
Résigne-toi, sinon vers les Cités accours 
Car celui qui préside aux vulgaires amours 
Le Priape velu s'érige aux carrefours.


LA GALÈRE
(Introduction)
[Épisodes, 1886/1888]           

O roses du Jardin et des aubes vaillantes 
Que n'avez-vous fléchi les Princesses, ô fleurs, 
Et voici les amours et les femmes d'ailleurs 
Dont les lèvres aussi comme vous sont sanglantes; 
Le fard teinte le nu des bustes où se tord 
La guirlande qu'y nouèrent des mains brutales, 
Et c'est le cortège impérieux des Omphales 
Pour qui file au rouet le Héros qui s'endort. 
Et sous les hauts bocages architectoniques, 
Parmi les lis éclos en le Jardin des rois, 
Ce sont les Dalilas cachant sous leurs tuniques 
D'hyacinthe l'éclair d'acier des ciseaux froids 
Et qui vont, graves, emmêlant entre leurs doigts 
Le noir trésor des chevelures héroïques.


ÉPILOGUE
[Épisodes, 1886/1888]

Le vol effarouché des oiseaux crêtés d'or 
Distrait l'unique soin de notre double extase, 
Et dans le rougeoiement dont l'Occident s'embrase 
Leurs ailes vont fondre la pourpre d'un essor. 
Un vain rêve emporté tourne en chute de plume 
Aux remous d'air de ce passage fulgurant 
Dont tu suis le départ de tes yeux las s'ouvrant 
Sur d'autres horizons que ton désir présume. 
Ce songe où notre âme mutuelle s'oublie, 
Guirlande jumelle et fragile, se délie 
En ce déclin crispant sa tresse qui se tord; 
Un vent d'aile néfaste a défleuri la touffe 
Des lis et, dans le soir triste de quelque mort, 
L'eclair du Glaive rentre au fourreau qui l'étouffe.



CAMILLE SAINT-SAËNS
(1835–1921)

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À M. R. DE LA B***

En Espagne, mais loin du Tage  
Quand je me promène en chantant,
Avez-vous retrouvé Carthage
Aussi belle qu'en la quittant?
Vous êtes fidèle à l'image
D'un passé bien vague pourtant.
Vous accuser d'être volage
Serait un mensonge éclatant.
Jeune homme, vous êtes un sage!
Vous ne suivez pas le mirage
D'un prisme mobile et changeant:
Vous marchez droit, avec courage,
Guidé par le pas diligent
De Minerve au casque d'argent.


À M. GEORGES AUDIGIER

Non, loin des yeux n'est pas loin du coeur! Le contraire 
Pour les âmes d'élite est plutôt vérité.
Quand d'amis sérieux il s'est fait une paire,
L'un ne trahit pas l'autre après l'avoir quitté.
L'éloignement détruit l'amitié du Vulgaire
Pour qui coule toujours l'eau du fleuve Léthé;
C'est un sable mouvant: Bien fol et téméraire
Qui se fierait jamais à sa solidité!
À nous qui caressons la divine chimère
Et dont les hauts pensers se rencontrent aux cieux,
Que font en plus, en moins, quelques pas sur la terre?
Loin de l'Antiquité, nous adorons ses dieux,
Nous chérissons Virgile et vénérons Homère;
Désirant nous revoir nous nous aimerons mieux.


À M. HENRI SECOND

Réponse à son sonnet
Peines d'amour perdues

Si nous nions le jour pour la lueur fugace, 
C'est que depuis l'aurore on égare nos pas,
Avec un soin jaloux nous dérobant la trace
Du droit chemin, qu'hélas! Nous ne connaissons pas.
Le poison du mensonge a nourri notre race,
Le venin dans la coupe abreuve nos repas:
En nos veines il coule et du sang prend la place;
Le pain de vérité nous donne le trépas.
L'esprit faussé depuis la première jeunesse,
Comment goûterions-nous les vrais biens? Notre coeur
A senti du Serpent la trompeuse caresse;
Il prend pour l'Idéal une impossible ivresse,
Méprisant la Nature et le simple bonheur:
Le Vrai voile sa face et le Faux est vainqueur.


CHARLES GOUNOD

Son art a la douceur, le ton des vieux pastels.  
Toujours il adora vos voluptés bénies,
Cloches saintes, concert des orgues, purs autels:
De son oeil clair il voit les beautés infinies.
Sur la lyre d'ivoire, avec les Polymnies,
Il dit l'hymne païen, cher aux Dieux immortels.
«Faust» qui met dans sa main le sceptre des génies
Égale les Juans, les Raouls et les Tells.
De Shakspeare et de Goethe il dore l'auréole;
Sa voix a rehaussé l'éclat de leur parole:
Leur oeuvre de sa flamme a gardé le reflet.
Échos du mont Olympe, échos du Paraclet
Sont redits par sa Muse aux langueurs de créole:
Telle vibre à tous vents une harpe d'Éole.



ALBERT SAMAIN
(1858–1900)

Au Jardin de l'Infante_1893
Le Chariot d’Or_1900

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LAISSE LA RUE. . .

Laisse la rue à ceux que leur âme importune. 
Pour toi, respire ainsi qu'un trésor clandestin 
Le lis de solitude à ton balcon hautain. 
Et joue avec les blonds cheveux de la Fortune. 
Tas d'affamés serrés à la table commune. 
Laisse aux autres leur part hâtive du festin; 
Et que tes vers, secrets ainsi que ton destin, 
Montent comme un jet d'eau de minuit vers la lune. 
Au fond du sanctuaire écoute l'Art devin 
Propliétiser ton âme, et vers l'OEuvre divin 
Lève ton coeur ainsi qu'un ciboire d'or fin. 
Pense, domine l'Age, et respire l'Espace. 
N'espère pas; l'Espoir est un oiseau rapace. 
Vis, si tu peux, dans l'éternel l'heure qui passe. 


DILECTION

J'adore l'indécis, les sons, les couleurs frêles, 
Tout ce qui tremble, ondule, et frissonne, et chatoie, 
Les cheveux et les yeux, l'eau, les feuilles, la soie, 
Et la spiritualité des formes grêles; 
Les rimes se frôlant comme des tourterelles, 
La fumée où le songe en spirales tournoie, 
La chambre au crépuscule, où Son profil se noie. 
Et la caresse de Ses mains surnaturelles; 
L'heure de ciel au long des lèvres câlinée, 
L'âme comme d'un poids de délice inclinée, 
L'âme qui meurt ainsi qu'une rose fanée, 
Et tel coeur d'ombre chaste, embaumé de mystère 
Où veille, comme le rubis d'un lampadaire, 
Nuit et jour, un amour mystique et solitaire. 


LE SIÈCLE D'OR SE GÂTE. . .

Le siècle d'or se gâte ainsi qu'un fruit meurtri. 
Le Coeur est solitaire, et nul Sauveur n'enseigne... 
Ces gouttes dans la nuit?... C'est ton âme qui saigne? 
Qui de nous le premier va jeter un grand cri? 
Un mal ronge le monde au coeur comme une teigne. 
Car la lettre charnelle a suborné l'esprit, 
Et nul ne voit le mur où la main chaste écrit: 
«Que le feu de la fête impudique s'éteigne!» 
L'oeil morne a parjure la lumière bénie; 
Et la lampe, soleil fiévreux de l'insomnie, 
Luit seule en nos tombeaux d'or sombre et de velours. 
Où, pâle et succombant sous ses colliers trop lourds, 
Aux sons plus torturés de l'archet plus acide, 
L'art, languide, énervé, –suprême! –Se suicide. 


CLÉOPATRE
[A Alfred Vailette] 

I
Accoudée en silence aux créneaux de la tour, 
La Reine aux cheveux bleus serrés de bandelettes, 
Sous l'incantation trouble des cassolettes, 
Sent monter dans son coeur ta mer, immense Amour. 
Immobile, sous ses paupières violettes 
Elle rêve, pâmée aux fuites des coussins; 
Et les lourds colliers d'or soulevés par ses seins 
Racontent sa langueur et ses fièvres muettes. 
Un adieu rose flotte au front des monuments. 
Le soir, velouté d'ombre, est plein d'enchantements; 
Et cependant qu'au loin pleurent les crocodiles, 
La Reine aux doigts crispes, sanglotante d'aveux, 
Frissonne de sentir, lascives et subtiles. 
Des mains qui dans le vent épuisent ses cheveux. 

II 
Lourde pèse la nuit au bord du Nil obscur...   
Cléopâtre, à genoux sous les astres qui brûlent, 
Soudain pâle, écartant ses femmes qui reculent. 
Déchire sa tunique en un grand geste impur, 
Et dresse éperdument sur la haute terrasse 
Son corps vierge, gonflé d'amour comme un fruit mûr. 
Toute nue, elle vibre! Et, debout sous l'azur, 
Se tord, couleuvre ardente, au vent tiède et vorace» 
Elle veut, et ses yeux fauves dardent l'éclair, 
Que le monde ait, ce soir, le parfum de sa chair... 
O sombre fleur du sexe éparse en l'air nocturne! 
Et le Sphynx, immobile aux sables de l'ennui. 
Sent un feu pénétrer son granit taciturne; 
Et le désert immense a remué sous lui. 


L'INDIFFÈRENT

Dans le parc vaporeux où l'heure s'énamoure. 
Les robes de satin et les sveltes manteaux 
Se mêlent, reflétés au ciel calme des eaux, 
Et c'est la fin d'un soir infini qu'on savoure. 
Les éventails sont clos; dans l'air silencieux 
Un andante suave agonise en sourdine, 
Et, comme l'eau qui tombe en la vasque voisine. 
L'amour tombe dans l'âme et déborde des yeux. 
Les grands cils allongés palpitent leurs tendresses; 
Fluides sous les mains s'arpègent les caresses; 
Et là-bas, s'efiilant, solitaire et moqueur. 
L'Indifférent, oh! Las d'Agnès ou de Lucile, 
Sur la scène, d'un geste adorable et gracile, 
Du bout de ses doigts fins sème un peu de son coeur.


MATIN SUR LE PORT 

Le soleil, par degrés, de la brume émergeant,  
Dore la vieille tour et le haut des mâtures;
Et, jetant son filet sur les vagues obscures,
Fait scintiller la mer dans ses mailles d'argent.
Voici surgir, touchés par un rayon lointain,
Des portiques de marbre et des architectures;
Et le vent épicé fait rêver d'aventures
Dans la clarté limpide et fine du matin.
L'étendard déployé sur l'arsenal palpite;
Et de petits enfants, qu'un jeu frivole excite,
Font sonner en courant les anneaux du vieux mur.
Pendant qu'un beau vaisseau, peint de pourpre et d'azur
Bondissant et léger sur l'écume sonore,
S'en va, tout frissonnant de voiles, dans l'aurore.



AUGUSTE ANGELLIER  
(1848–1911)

A l’Amie Perdu_1896

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Que la lampe d’argent, témoin de nos amours, 
D’amours que leur ardeur a faits divins et courts,
Brûle dans le sépulcre où maintenant repose
Ton corps dont le destin fut celui de la rose;
Qu’à travers les barreaux de fer sombres et lourds
Qui dessinent ton nom en croisant leurs contours,
Elle brille à jamais; et qu’aucune main n’ose
Y toucher, que la main qui de l’huile l’arrose;
Pour que, dans des milliers de siècles, quand l’éveil
De tous les endormis brisera ton sommeil,
Tes yeux, par leur azur d’autrefois ranimés,
Retrouvent, en s’ouvrant, un doux éclat pareil
À celui qu’ils voyaient quand ils se sont fermés,
Et que ton coeur s’attende à nos baisers aimés.


D’où vient, dans cette ville étroite, au ciel obscur,  
Qui vit dans ses marais au fond de noires plaines,
Cette beauté puissante et digne de l’azur
Où passaient les profils augustes des Romaines?
Elle aurait dû marcher, d’un pas tranquille et sûr,
Sous la robe aux plis droits, le front ceint de verveines,
Dans les cortèges blancs déroulés sur le mur
D’un temple couronné de déesses sereines.
Quel flot inexplicable et quels hasards de races
Ont porté, à travers les temps et les espaces,
Chez ces peuples aux corps chétifs, aux pâles faces,
Cette fleur de sang pur et ce corps magnifique,
Et mis dans ces cités de mortier et de brique
Ce marbre détaché d’un bas-relief antique?


Le parc noircit; au bout de l’immense avenue  
Expire dans le ciel la dernière jonquille;
La source qui jaillit de son urne moussue
Brille encor, mais les fleurs rentrent dans la charmille.
Une poussière d’or dans l’étang s’éparpille;
Sur le bord indécis se tient une statue,
Une nymphe timide et blanche, à demi-nue,
Car jusqu’à sa ceinture un rosier s’entortille;
On dirait qu’elle attend que les ombres soient closes
Pour laisser à ses pieds tremblants couler sa robe
Dont elle tient encor les plis brodés de roses,
Abu de n’avancer jusqu’aux eaux merveilleuses
Qu’à l’instant où la nuit sûrement la dérobe
Aux regards des Sylvains guettant sous les yeuses.


O jour par qui j’aurai vécu digne d’envie,  
Ton souvenir en moi brille comme un vitrail,
Et met, dans la nef sombre et grave de ma vie,
Une fleur d’améthyste et d’éclatant corail!
Lorsqu’aux moments chargés d’ennui, las de travail,
La pente de chaque heure est lourdement gravie,
Je me tourne vers toi, ô lumineux portail,
O seuil du ciel rêvé par mon âme ravie!
Et comme un pèlerin qu’attend un long sentier
A travers les plateaux balayés par la bise,
Pour reprendre courage entre dans une église,
El regarde, à genoux auprès du bénitier.
Les visages divins qui luisent dans le choeur,
Ainsi, doux Souvenir, j’adore ta douceur.


Le soir tombe, partons et marchons dans la nuit!   
Montons par les grands bois austères des sapins!
Montons par les grands prés dont la pente conduit
Jusqu’aux escarpement des fiers sommets alpins!
Allons plus haut! Passons l’affreux chaos des roches,
Franchissons les glaciers, la neige! Allons encore!
Grimpons du dernier pic les dernières approches!
Il faut être à son faîte à la première aurore!
Lorsque, hors des vapeurs de clarté remuées,
Le monde apparaîtra dans sa blancheur d’autel
Je veux, sur ses hauteurs par l’aube saluées,
Te donner un baiser secret et solennel,
Dans le palais d’argent que dressent les nuées
Sur les sommets des monts les plus voisins du ciel!


Oui! La Pitié vers toi m’a conduit! Je la vis,  
Près des vieux marronniers, lorsque le crépuscule
Entre les troncs noircis ainsi qu’un brasier, brûle,
Sous des nuages d’or par le vent poursuivis.
Doucement lumineuse au haut d’un monticule
Aux flancs par des iris innombrables gravis,
Elle fit de la main un geste, et je suivis
Les plis de son manteau couleur de libellule.
À travers des sentiers bordés d’églantier triste
Dont les pétales blancs s’effeuillaient, sous des cieux
Où dormait maintenant une sombre améthyste,
Par les bords de marais pâles et soucieux
Où le dernier reflet du soir mourant persiste,
Je marchai, poursuivant ses pas mystérieux.






 
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OBRAS CONSULTADAS:


EVERETT WARD OLMSTED, The Sonnet in French Literature and The Development of the French Sonnet Form, 1897.

MAX JASINSKI, Histoire du Sonnet en France, 1903.








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